L’expertise usagère : une expérimentation pour la reconnaître

Compte-rendu de l’exposé de Stéphane Rullac, professeur en innovation sociale dans le champ du travail social de la HETSL

L’expertise usagère s’intéresse à l’intégration, dans le cadre professionnel, de l’expérience acquise et du statut de sachant reconnus désormais chez les usagers d’un produit, d’une prestation, d’un service.

Il s’agit avant tout d’une méthode, une philosophie, une approche et une prise de conscience. On peut le comprendre aisément mais de là à la mettre en pratique, c’est plus complexe. D’où la nécessité de passer par l’expérimentation.

Qui sait et qui ne sait pas ?

La question de l’expertise est au cœur des démocraties pour distinguer ceux et celles qui savent des autres, des profanes, qui ne connaissent que leurs propres expériences. Le savoir octroie le pouvoir et cette discrimination s’observe à tous les échelons de la société.

De tous temps, prêtres et philosophes, puis scientifiques ont œuvrés, main dans la main, avec le pouvoir en place légitimant par le savoir les décisions prises.

Aujourd’hui, la tendance actuelle issue du design est de reconnaître un savoir issu de l’utilisation d’un objet, d’un dispositif ou d’une situation. Les usagers sont intégrés aux processus de recherche. Il s’agit d’une démocratisation des savoirs et c’est l’ultime avancée des sociétés modernes représentatives.

Qui sait et qui ne sait pas?

Les figures de l’expertise d’usage

  • L’expert·e est une personne choisie par un collectif, qui la reconnaît en son sein, pour ses connaissances éprouvées et qui est chargée de faire des examens, des constats ou une appréciation des faits.
  • L’expertise d’usage : regroupe les savoirs de l’expérience vécue, qui fonde ainsi une communauté d’usage. Cette expertise est large car elle intègre ceux et celles qui financent, contrôle ou côtoient les « bénéficiaires ». Ainsi je développe une expertise d’usage quand j’utilise les transports publics.
  • L’expertise usagère : ce sont les savoirs d’usage spécifiques issus de l’expérience vécue des bénéficiaires directs des institutions qui les intègrent en leur sein, dans la communauté d’usage des actrices et des acteurs de ce service. Ainsi je développe une expertise usagère quand je bénéficie d’un soin à l’hôpital.

Dans le travail social, le rapport qu’entretient l’usager avec la prestation est particulier en ceci qu’il est doublé d’un rapport aidant-aidé.

Question : Les personnes dans un rapport de dépendance à une entité œuvrant dans la santé ou le social pourraient être amenées à fournir des réponses pour satisfaire les attentes supposées de l’institution. Comment canaliser ce biais de désirabilité sociale ?

S.R. : Très bonne question qui nous amène au problème de la méthodologie. Une fois reconnu le bien-fondé de l’expertise usagère, comment l’intégrer dans l’équipe ? Un bénéficiaire de l’aide sociale sera placé en position de faiblesse au milieu de chercheurs ou de collaborateurs qui ont tous une légitimité du fait de leurs diplômes et de leur expérience. Le bénéficiaire, quant à lui, au sein de l’institution est presque « déresponsabilisé » du fait de sa dépendance. Une telle tentative de l’intégrer sans préparation serait vouée à l’échec.

Il faut reprendre le principe développé par ATD Quart-Monde. Selon eux, pour développer une expertise usagère, il faut d’abord réunir les experts d’usage entre eux et avec un accompagnement particulier. On les forme, on les conscientise, on les accompagne à faire valoir leurs idées.

Tout ceci a pour but de créer au préalable une identité pour chaque type de savoir. Ainsi le savoir d’usage vient se mêler aux autres savoir avec sa légitimité.

En tant que professionnels du social, nous avons une nouvelle compétence à mettre à notre crédit et à développer, c’est intégrer l’expertise usagère à nos dispositifs. Cela nécessite des formations, des compétences et des pratiques complémentaires.

Les figures de l’expertise d’usage

Un nouveau type d’expertise à intégrer aux délibérations professionnelles

Dans le champ professionnel, il y a une légitimité liée au savoir. Par exemple, en tant que travailleur social, lorsque l’on est en réunion avec un psychologue ou un psychiatre, on sait bien que leur savoir aura plus de portée sur les auditeurs que le nôtre. De même, en tant que professionnel, on sait bien que la parole d’un gamin, d’une personne sous curatelle, etc. aura moins d’importance que la nôtre.

L’enjeu fondamental est de développer une approche qui est transdisciplinaire, c’est-à-dire qui prend en compte les disciplines mais qui les dépasse, qui distingue les trois types de savoirs (scientifique, professionnel et d’usage) et articule ces trois types de savoirs dans des logiques transversales, délibératives, démocratiques, qui vont participer à définir les dispositifs. C’est une véritable rupture dans le fonctionnement des institutions et c’est notamment une prise de pouvoir des bénéficiaires et une perte de pouvoir pour les professionnels. C’est le prix à payer pour augmenter l’efficacité des dispositifs. Notre légitimité à faire de « l’efficace », va largement compenser la perte symbolique.

Grâce à ce triptyque, on a tous les savoirs concernés qui sont autour d’une table et c’est l’occasion inédite de faire le tour de toutes les questions.

Question : Dans le nouveau Programme d’étude cadre des travailleurs sociaux, comment intégrer cette approche ?

S.R. : Comme toute révolution, on ne peut pas imaginer que les dispositifs normaux et normés soient en avance. La norme instituée est toujours en retard sur la norme en train d’évoluer. Les logiques de délibérations participatives ne seront pas placées au cœur de la réforme. Par contre, les choses commencent à bouger. On m’a demandé de mettre en place un module d’approfondissement (MAP) pour les 3e année sur cette question. Au niveau du Master également, là où on forme les acteurs des changements institutionnels, cela sera inscrit au programme. Ils devront forcément intégrer cette dimension dont on ne peut plus se passer.

Question : Quelle est la différence avec le développement du pouvoir d’agir ?

S.R. : Il n’y a aucune différence. C’est une des modalités pour restaurer du pouvoir d’agir chez les personnes les plus fragiles et les plus concernées : les bénéficiaires. Naturellement, si ce dernier est intégré en tant que co-chercheur son pouvoir d’agir sera démultiplié car il pourra même agir sur le dispositif qui l’accompagne et qui le contraint aussi. C’est également un DPA pour les collaborateurs. Lors de séminaires de travail, les professionnels disent en général « on a l’impression qu’une fenêtre s’est ouverte ».

L’institution roule pour elle-même, c’est un phénomène naturel, mais à l’interne il faut s’approprier les nouvelles approches qui génèrent du DPA pour tous. Ça remet tout le monde sur du pragmatique, ça remet tout le monde sur des projets.

Un nouveau type d’expertise à intégrer aux délibérations professionnelles

Une nouvelle éthique de la collaboration

2 concepts-clé :

  • La collaboration : C’est la participation à la vie sociale, de même que la capacité de décider et d’agir, nécessaires à l’accomplissement social de toutes les personnes, obligent à impliquer et faire participer autrement les usagers dans tout ce qui les concerne. C’est une logique de rupture puisque toutes les paroles ont la même importance.

(En passant, je dois reconnaître que l’Hospice général, en plaçant le service design au cœur de son fonctionnement est à ma connaissance, et j’en connais beaucoup dans plusieurs pays, la seule institution qui utilise de manière pérenne l’expertise usagère dans ses pratiques.)

  • L’empowerment : C’est le processus par lequel l’individu prend le contrôle de sa propre vie, apprend à faire ses propres choix, participe aux décisions le concernant, soit un processus d’autonomisation tout en s’armant mieux pour savoir apporter sa contribution à la collectivité.

Question. Aux USA les organisations de communautés d’usagers sont financées par des privées, ce qui leur permet de challenger les institutions. A Genève, on a de la peine à définir notre posture face à des autorités représentant également nos employeurs, ce qui réduit notre marge de manœuvre…

S.R. : Vous avez parfaitement raison. Ici, la communauté c’est presque un vilain mot, une opposition à l’intérêt collectif. Si la communauté marchait chez nous, on l’utiliserait. Ce n’est pas le cas. Il faut bien trouver une autre stratégie.

C’est plutôt l’intérêt collectif qui est défini par des communautés d’experts que l’on peut utiliser. Dans cette stratégie, la logique scientifique est le moteur. Ensuite il faut trouver les méthodes qui vont avec et c’est une autre manière d’instaurer du conflit qui soit acceptable et accepté.

Il faut travailler avec les valeurs qui fonctionnent, il faut faire avec ce qui est acceptable. Et ce qui est acceptable aujourd’hui, c’est l’expertise. Donc il faut faire monter en expertise les bénéficiaires.

Il faut créer des dispositifs collectifs qui permettent d’instaurer un conflit qui se règle par la mobilisation des savoirs autour de l’usage de quelque chose en commun. Donc, ce qui vient à la fin mettre tout le monde d’accord, c’est l’évaluation de l’efficacité grâce à des impacts sociaux.

L’objectif est de donner la parole aux plus démunis, c’est d’instaurer des conflits entre la norme et la déviance, c’est de faire en sorte que le travailleur social arrive à gérer cette forme de lutte intrinsèque à notre société sans se faire broyer par le système ni à tomber dans l’un ou l’autre camp, car après, on ne peut plus réunir les camps.

Une nouvelle éthique de la collaboration

Vous pouvez visionner l’intégralité de la vidéo ici

Stéphane Rullac peut être contacté à stephane.rullac@hetsl.ch

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