Santé et social – Table ronde à l’issue de la projection du film « Moi Daniel Blake » de Ken Loach

Replay et synthèse de la table ronde du mercredi 05 mai 2021

Le mercredi 05 mai, après que les participants avaient été invités à visionner en ligne le film « Moi Daniel Blake » de Ken Loach, trois invités ont abordé les thématiques du film sous différents angles. A contrecourant du ton pessimiste de ce film, cet évènement se voulait porteur d’espoir. Notre souhait était d’explorer, avec nos invités, les interventions novatrices et porteuses de sens qui font la force du réseau psychosocial genevois. Durant cette table ronde, diffusée en streaming, le public était invité à librement exprimer ses réflexions, ses questions et à alimenter le débat. Cette table ronde a été menée par François Egger, journaliste à la RTS avec pour intervenants : Abderrahmane Bekiekh, professeur en cinéma, Sylvain Thévoz, travailleur social et député au Grand Conseil et Loïc  Deslarzes, psychologue et président de l’AGPSY, association genevoise des psychologues.

Visionner le replay

MISO Santé et social Table ronde du 05 mai après le film Moi Daniel Blake

Dans quelle mesure la personne est-elle actrice de son parcours d’insertion ?  Quelle collaboration développer entre la personne et les partenaires (médecin, instances administratives, insertion socio-professionnelle etc. ) ? De quelle manière les personnes ont-elles une place en tant que citoyen.ne.s  ? Comment se sentir utile et reconnu autrement que par le travail? Telles étaient quelques-unes des questions que les conceptrices et organisatrices de cette semaine Santé et social, Magali Gani et Gaëlle Mercier proposaient à la réflexion des participants de cette semaine.


Synthèse de la table ronde du mercredi 05 mai 2021, par François Wuarin

François Egger, modérateur de cette table ronde, lance le débat après la vision du film, réalisé par Ken Loach, en 2016, Palme d’or du Festival de Cannes, avec l’introduction suivante :

« Votre réaction à chaud, face à ce film militant, face à ce monument du cinéma engagé qui montre les oubliés d’un système inepte, injuste et cruel ? »

Sylvain Thévoz souligne la violence du système anglais, le film montre l’humiliation du personnage principal malgré ses droits. Loïc Deslarzes est marqué lui aussi par la chute et la dépossession du personnage principal, un  citoyen compétent et ouvert, cassé par une machine,  des règlements, des procédures et des sanctions. Le film est émouvant et poignant. Loïc Deslarzes ajoute qu’il s’agit d’un appel à être vigilant. Pour Abderrahmane Bekiekh, c’est le concept de la culpabilité individuelle, « tout est de votre faute » et ce sont les « petites gens », jusqu’aux enfants qui subissent la violence du système anglais.

Comment expliquer le retentissement du film ?

Pour Sylvain Thévoz, la perversité du système ne laisse aucun spectateur sans réaction : tout semble bien aller en surface mais la machine est oppressante. Le public a également été touché par le récit, la fable de la résistance et de la solidarité des petites gens. Loïc Deslarzes complète le propos en ajoutant que si la société moderne se construit autour de l’individu, le film montre la solidarité face à l’injustice. Cette injustice c’est Daniel Blake qui, bien que respectant le contrat social, finit écrasé et exclu.

Pour Abderrahmane Bekiekh, l’impact du film sur le public est dû aussi à la démarche du réalisateur de recourir à des acteurs non professionnels. Est-ce de la fiction ou un documentaire ?  La pudeur comme la sobriété du film sont remarquables : la violence n’est pas montrée. Le réalisateur ne filme pas la crise cardiaque de Daniel Blake, le spectateur ne voit pas les meubles qui sont vendus et sortis de l’appartement du héros, la prostitution est évoquée avec force mais sans voyeurisme, dans le respect du personnage de Katie.

Le thème de la solidarité est brièvement abordé : la solidarité de proximité, du jeune voisin, du personnage de Katie et de ses enfants illustrent le souci de l’autre. Les participants osent un parallèle avec la crise sanitaire du Covid. Loïc Deslarzes évoque la surprise du 1er confinement, les élans solidaires et intergénérationnels, le retour à un peu d’humanité. Après le second voire troisième confinement, certes un retour à la normale est annoncé et attendu mais pas pour tous, en particulier pour les jeunes, les moins jeunes et les personnes vulnérables.

Peut-on comparer le système anglais au système suisse ?

L’attitude des employés des services sociaux anglais, qui se braquent et montent en symétrie avec le personnage de Katie et de ses enfants, est tout à fait révoltante. Pour Loïc Deslarzes, fort heureusement, il y a à Genève une bienveillance et une histoire de la philanthropie comme un Hospice général qui joue son rôle liant avec tous les dispositifs existants. Les professionnels sont compétents et engagés, On ne peut pas comparer. Il faut rappeler que le système social anglais est sous-traités à des acteurs privés !

Certes, en Suisse, cela fonctionne mais il y a toujours des failles. Il faut sans cesse veiller aux risques d’exclusion, qu’elles soient numériques ou autres. Pour Loïc Deslarzes, la proximité des dispositifs et intervenants est essentielle. Sylvain Thévoz, sans prendre le contre-pied de Loïc Deslarzes, évoque les critiques dont a été l’objet l’OCE, l’Office Cantonal pour l’Emploi : l’usager doit nécessairement démontrer qu’il a effectué 10 demandes d’emploi vaines et  inutiles, sinon il sanctionné.  Sylvain Thévoz propose d’autres reconnaissances que celle du travail. Il faut penser RBI, volontariat. De plus, certaines prestations comme les PC (Prestations complémentaires) devraient être automatiques. Le non recours à l’aide sociale est une réalité en Suisse. Des économies sont réalisées car certaines personnes renoncent à leurs droits. C’est la responsabilité de l’individu de s’en sortir et d’exiger ce à quoi il a droit !

Aide sociale et stigmatisation ?

Loïc Deslarzes admet que tout n’est pas parfait mais il insiste sur le fait que le film ne correspond pas à la réalité genevoise. Oui, il y a des circuits d’exclusion comme les barèmes, les permis, etc. Mais il existe des filets, comme la LAVI et une constellation d’acteurs dont la mission est d’accompagner et d’identifier des solutions. Le film ne le montre pas assez : lorsqu’il y a une rupture, il faut considérer l’effet tunnel, l’accumulation des échecs. Katie est encore dans le rationnel même lorsqu’elle se prostitue. Trop souvent, les personnes qui s’effondrent ne viennent pas demander leurs droits. L’action de proximité est essentielle.

Abderrahmane Bekiekh rebondit sur ce sujet en évoquant la solidarité intergénérationnelle et de proximité montrée dans le film : c’est le voisin de Daniel Blake, qui remplit son formulaire mais seulement après trois tentatives malheureuses. « Il faut un accompagnement pour donner la main à ceux qui n’y arrivent pas ».

L’aide sociale « c’est dur dans une culture du succès et de mise en avant de la responsabilité individuelle et de la perfection. Être aidé, c’est une honte, comme la santé mentale et la dépression » rappelle Loïc Deslarzes.

« Être considéré à la charge de quelqu’un qui vous rappelle qu’il travaille pour lui ».

C’est évoqué dans le film lorsque Daniel Blake dit « non » à un garagiste qui lui propose un job. Il s’agirait de faire de tous, des contributeurs. Il conviendrait de reformuler la notion, la posture du contributeur (salarié, aidé, etc.).

Sylvain Thévoz propose quelques pistes pour moins stigmatiser l’aide sociale. Généralement c’est un moment et pas une éternité, un droit et pas un moment honteux. Il faut valoriser l’aide, comme un moment et un lieu de rebond. Il s’agit là d’une question sociétale. Il évoque un travail au niveau des communautés et l’expérience des jardins potagers urbains. Un projet collectif qui nécessite les compétences des uns et des autres et crée de la solidarité.

Est-ce qu’un système sur mesure est la solution ?

se demande Loïc Deslarzes. Oui et non, la majorité des personnes à l’aide sociale en s’appuyant sur le système existant rebondissent et s’en sortent. Mais il y a une minorité pour laquelle il convient d’aller au-delà de l’égalité de traitement pour favoriser l’équité  et déployer une approche individuelle, sur mesure. Pour réinsérer ces personnes dans une communauté, il faut du surmesure. Il faut aller vers elles et non pas le contraire, créer la confiance et aider à mobiliser l’usager exclu et en rupture.

Comment améliorer notre système ?

Selon Sylvain Thévoz, il faut prioritairement déstigmatiser  l’aide et le champ social, éliminer la honte, faciliter l’accès aux aides (donc renforcer les intervenants sociaux), automatiser certaines aides (aides familiales, PC), promouvoir le bénévolat et la solidarité de proximité. Avec cette stratégie, augmenter les impôts sinon « les gueux et les sans dents » se révolteront.

Pour Loïc Deslarzes, chaque institution a des propositions, des offres et des alternatives. Il prône l’évolution du système existant, sans révolution ou rupture. Il évoque l’approche scandinave, où le réseau de proximité discute avec l’usager pour trouver des solutions et s’appuie sur des solidarités proches et la mobilisation  de ressources disponibles. Loïc Deslarzes fait également un constat : la crise a un impact sur la santé mentale qui nécessite écoute et disponibilité pour les gens dans le besoins. Il faut des impulsions fortes car le système ne correspond plus à la réalité suisse (ex : vieillissement de la population, vieillissement cognitif et impact sur l’autonomie des personnes va définir la politique – rester à domicile ou favoriser les EMS).

Le débat se termine après une heure d’échanges passionnants et riches, inspirés par un film fort, sobre et émouvant.

Partager